XII

 

Ils partageaient leur nid d’aigle avec, outre le carrosse d’apparat du Mythoclaste, une armée de statues tout en désordre ainsi qu’un véritable fouillis de commodes, de caisses et d’armoires assorties où s’entassaient les trésors de douze grandes maisons.

Astil Tremerst Keiver choisit un roquelaure dans un grand chiffonnier, referma la porte du placard et s’admira dans la glace. Oui, vraiment, ce manteau lui allait bien, et même très bien. Il se mit à virevolter et pirouetter, puis tira de son fourreau son fusil de cérémonie et partit faire le tour de la pièce. Il contourna le grand carrosse et fit « kish ! kish ! » en visant successivement toutes les fenêtres à rideaux noirs qui se présentaient sur son chemin, tandis que son ombre exécutait une danse extraordinaire sur les murs et sur les contours gris et froids des statues. Enfin il parvint devant la cheminée, rengaina son arme et prit brusquement, impérieusement place sur un petit siège taillé dans le meilleur sangbois, et intégralement sculpté.

Le siège céda sous son poids. Il s’effondra sur les dalles et, dans l’étui suspendu sur sa hanche, le fusil partit tout seul. Une salve mitrailla, derrière lui, l’angle formé par le plancher et la paroi incurvée.

— Merde, merde, merde ! s’écria-t-il en examinant sa culotte et son manteau, l’une râpée et l’autre troué.

La porte du carrosse d’apparat s’ouvrit à la volée ; quelqu’un en sortit précipitamment et heurta une écritoire qui ne s’en remettrait pas. L’homme s’immobilisa un court instant, en équilibre ; avec l’exaspérante efficacité qui était la sienne, il s’arrangea pour que sa personne constitue la plus petite cible possible et pointa son canon à plasma, épouvantablement gros et laid, droit sur la figure d’Astil Tremerst Keiver, huitième du nom, futur adjoint du vice-régent.

— Hiii ! Zakalwe ! s’entendit glapir Keiver avant de remonter son manteau sur sa tête. (Zut !)

Lorsqu’il l’abaissa de nouveau (avec toute la dignité qu’il put afficher, et ce n’était pas rien), le mercenaire émergeait déjà des débris du petit meuble et, embrassant la pièce d’un rapide regard, désactivait son arme à plasma.

Naturellement, Keiver prit aussitôt conscience de l’odieuse similarité de leurs positions et se releva prestement.

— Ah ! Zakalwe. Je vous demande pardon. Je vous ai réveillé ?

L’homme fronça les sourcils, jeta un regard aux restes de l’écritoire, claqua la portière du carrosse et dit :

— Non, je faisais un mauvais rêve, voilà tout.

— Ah ! Tant mieux.

Keiver joua quelques instants avec le pommeau de son fusil. Si seulement il n’éprouvait pas un tel complexe d’infériorité en présence de Zakalwe ! Nom de nom, il n’y avait vraiment pas de quoi, pourtant ! Là-dessus, il gagna l’autre côté de la cheminée afin de prendre place (précautionneusement, cette fois) sur le trône de porcelaine grotesque qui flanquait l’âtre.

Sous ses yeux, le mercenaire s’assit devant le foyer, déposa le canon à plasma à ses pieds et s’étira.

— Eh bien, je vais devoir me contenter d’un moment de sommeil qui n’aura même pas duré la moitié d’un tour de garde.

— Hmm, répondit Keiver, qui se sentait mal à l’aise. (Il lança un regard au carrosse où l’autre s’était installé pour dormir, et qu’il venait tout juste de quitter.) Ah ! (Keiver s’enveloppa dans les plis du roquelaure et sourit.) Sans doute ne connaissez-vous pas l’histoire de ce vieux carrosse ?

Le mercenaire – le prétendu (ha !) ministre de la Guerre – haussa les épaules.

— Ma foi, dit-il, j’en ai entendu une version selon laquelle, pendant l’Interrègne, l’Archi-presbytère aurait dit au Mythoclaste qu’il pourrait s’approprier le tribut, le revenu et les âmes de tous les monastères au-dessus desquels il pourrait élever son carrosse en ne s’aidant que d’un seul et unique cheval. Le Mythoclaste a accepté, bâti ce château et édifié cette tour grâce à des capitaux étrangers et, au moyen d’un système de poulies extrêmement efficace, actionné par son meilleur étalon, il a hissé son carrosse jusqu’ici à l’époque des Trente Glorieuses, ce qui lui a permis de prétendre à tous les monastères du pays. Il a gagné le pari, ainsi que la guerre qui en a résulté, puis séparé de l’État la Prêtrise Ultime et payé toutes ses dettes ; s’il a péri, c’est uniquement parce que le palefrenier de l’étalon vedette, venu lui reprocher d’avoir fait mourir d’épuisement le pauvre animal, l’a étranglé avec sa bride pleine de sang et d’écume… laquelle, si l’on en croit la légende, est incluse dans la base du trône de porcelaine où vous êtes assis. C’est ce qu’on raconte.

Il regarda l’autre et haussa à nouveau les épaules. Keiver se rendit compte qu’il avait la bouche ouverte et la referma promptement.

— Ah bon, vous connaissez l’histoire.

— Mais non, je laissais simplement libre cours à mon imagination.

L’espace d’un instant, Keiver ne sut qu’en penser ; puis il partit d’un grand rire.

— Par l’enfer ! Zakalwe, vous êtes un drôle d’oiseau !

Du bout de sa grosse botte, le mercenaire fourragea sans répondre dans les débris de la chaise en sangbois.

Keiver se crut obligé de faire quelque chose. Il se leva donc et se dirigea vers la plus proche fenêtre, dont il tira les rideaux. Puis il défit les persiennes intérieures, écarta les volets extérieurs et, un bras posé sur la pierre du rebord, contempla le spectacle.

Le spectacle du Palais d’Hiver assiégé.

Dehors, sur la plaine jonchée de plaques de neige, entre les feux et les tranchées, on voyait d’énormes superstructures en bois servant aux assaillants, ainsi que des lance-missiles, des pièces d’artillerie lourde, des catapultes, des projecteurs de champ improvisés et des projecteurs lumineux fonctionnant au gaz… en bref, une atroce collection d’anachronismes flagrants, de paradoxes de l’évolution des engins de guerre, de technologies différentes juxtaposées. Et on appelait ça le progrès.

— Franchement, fit Keiver dans un souffle, des hommes juchés sur une monture qui tirent des missiles guidés, des avions à réaction abattus par des flèches également guidées, des couteaux de lancer qui explosent comme des obus d’artillerie ou, selon toute probabilité, qui se font renvoyer par des armures ancestrales renforcées avec ces maudits projecteurs de champ… Où tout cela va-t-il finir, Zakalwe ?

— Ici même, dans environ trois battements de cœur si vous ne refermez pas ces volets ou si vous ne tirez pas les rideaux noirs derrière vous, répondit-il en tisonnant les bûches de l’âtre.

— Ha ! (Keiver s’écarta prestement de la fenêtre et tira sur le levier qui commandait la fermeture des volets en rentrant la tête dans les épaules.) Vous avez raison !

Là-dessus, il replaça le rideau en face de la fenêtre, puis s’épousseta les mains en regardant son compagnon remuer les bûches dans le feu.

— Bien sûr !

Puis il regagna son trône de porcelaine.

Naturellement, monsieur le prétendu ministre de la Guerre se plaisait à faire semblant de savoir où tout cela allait finir ; il prétendait pouvoir fournir une quelconque explication à la situation, qui faisait intervenir les forces extérieures, l’équilibre des technologies et l’escalade aberrante que connaissait le génie militaire. Il semblait toujours faire allusion à d’autres thèmes, d’autres conflits de plus grande envergure ; il voyait toujours plus loin que l’ici-et-maintenant et essayait constamment d’établir l’existence de quelque puissance supérieure – franchement, c’était d’un risible ! – venue d’un autre monde. Il n’en restait pas moins un mercenaire, et rien de plus. Un mercenaire verni qui avait eu la chance de retenir l’attention des Héritiers Sacrés et de les impressionner par le récit de ses exploits absurdement téméraires et de ses stratagèmes empreints de lâcheté, alors que le compagnon qu’on lui avait adjoint – lui-même, Astil Tremerst Keiver, huitième du nom, futur vice-régent adjoint, pas moins – avait derrière lui mille ans d’hérédité choisie, d’autorité naturelle et – ça ne se discutait pas, nom de nom ! – de supériorité tout court. Après tout, était-ce faire preuve de compétence, pour un ministre de la Guerre – même par ces temps désespérés –, que de monter la garde au sommet de cette tour en attendant un assaut qui ne viendrait probablement jamais, et tout cela parce qu’il était incapable de déléguer ses responsabilités ?

Keiver regarda son compagnon fixer obstinément les flammes et se demanda à quoi il était en train de penser.

Tout ça, c’est la faute de Sma. C’est elle qui m’a mis dans la merde jusqu’au cou.

Il contempla le fouillis d’objets qui encombraient la pièce. Qu’avait-il à voir avec les imbéciles du genre de Keiver, avec ce fatras historique ? En bref, qu’avait-il à voir dans tout ça ? Il ne s’y sentait pas à sa place, il n’arrivait pas à s’y investir, et il ne pouvait sincèrement leur reprocher de ne pas l’avoir écouté. Tout ce qui lui restait, c’était la satisfaction de les avoir avertis, ces imprudents ; mais par une fin de nuit glaciale comme celle-ci, c’était loin d’être suffisant pour se réchauffer.

Il s’était battu. Il avait mis sa vie en danger pour eux ; en dernier ressort, il avait mené à bien quelques actions désespérées d’arrière-garde, en essayant de leur dire ce qu’il fallait faire. Mais ils l’avaient écouté trop tard, et, quand ils s’étaient décidés à lui confier un tant soit peu de pouvoir, la guerre était déjà pratiquement perdue. Mais voilà, ils étaient comme ça ; c’étaient eux qui commandaient, et s’ils provoquaient la disparition totale de leur civilisation pour avoir prétendu savoir forcément mieux faire la guerre que le plus expérimenté des manants ou des outsiders, alors il n’y avait pas que de l’injustice là-dedans. En fin de compte, tout s’équilibrait. Et si cela voulait dire qu’ils devaient mourir… eh bien, qu’ils meurent !

D’ici là, en faisant durer les provisions, que pouvait-on souhaiter de mieux ? Plus d’interminables marches dans le froid, plus de marécages pompeusement baptisés « camps », plus de latrines à ciel ouvert, plus de cette terre brûlée à laquelle on s’efforce d’arracher un repas. Bien sûr, il ne se passait pas grand-chose, et l’envie d’action finirait sans doute par le démanger ; mais cet inconvénient n’était rien à côté de l’opportunité qui lui était offerte : l’opportunité de calmer les démangeaisons d’une autre nature qu’éprouvaient les quelques dames de la noblesse également prisonnières du château assiégé.

Quoi qu’il en fût, il savait au fond du cœur qu’on peut parfois ressentir un certain plaisir à ne pas être écouté. Le pouvoir entraîne la responsabilité. Un conseil non suivi peut presque toujours s’avérer judicieux et, quel que soit le plan choisi, il y a toujours du sang dans son déroulement ; mieux valait que ce soit eux qui l’aient sur les mains. Le bon soldat faisait ce qu’on lui disait de faire et, s’il n’était pas trop bête, ne se portait jamais volontaire pour rien ; surtout pas pour une promotion.

— Ah, fit Keiver en se balançant dans son siège de porcelaine, nous avons trouvé d’autres semis d’herbe, aujourd’hui.

— Ah, très bien !

— Oui, en effet.

La plupart des cours, jardins et patios étaient d’ores et déjà convertis en pâturages ; on avait également fait tomber le toit de quelques salles, parmi les moins intéressantes sur le plan architectural, afin d’y planter de l’herbe. À supposer que l’ensemble n’explose pas en mille morceaux entre-temps, ils seraient en mesure (du moins en théorie) de nourrir indéfiniment un quart de la garnison du château.

Keiver frissonna et resserra son manteau autour de ses jambes.

— Dommage qu’il fasse si froid dans ce vieux trou, hein, Zakalwe ?

L’autre allait répondre quand, tout à fait à l’autre bout de la pièce, la porte s’entrebâilla.

Il empoigna son canon à plasma.

— Euh… tout va bien ? fit tout bas une voix de femme.

Il reposa son arme et sourit. Un petit visage pâle venait d’apparaître sur le seuil, encadré de longs cheveux noirs qui suivaient les contours du bois travaillé de la porte.

— Ah, Neinte ! s’exclama Keiver en se levant pour s’incliner profondément devant la jeune fille (authentique princesse !) qui était – théoriquement au moins, ce qui n’excluait pas la possibilité d’autres relations plus productives, voire plus lucratives, à l’avenir – sa pupille.

Il entendit le mercenaire dire à la jeune fille :

— Entrez donc.

(Maudit soit-il de toujours prendre l’initiative ; pour qui se prenait-il, celui-là ?)

La fille se coula dans la pièce en rassemblant ses jupes devant elle.

— Il m’avait semblé entendre un coup de feu…

Le mercenaire éclata de rire.

— C’était il y a un moment, déjà, fit-il en lui indiquant un siège près de l’âtre.

— Eh bien, il a fallu que je m’habille d’abord…

Le rire de l’homme s’accrut.

— Madame, intervint Keiver en se levant un peu tard et en se lançant dans ce qui (grâce à Zakalwe) allait passer pour une révérence assez gauche. Plût au ciel que nous n’ayons point dérangé votre chaste repos…

Keiver entendit l’autre homme réprimer un rire tout en renfonçant d’un coup de pied une bûche qui avait roulé. La princesse Neinte pouffa. Keiver sentit le rouge lui monter aux joues et décida de rire aussi.

Neinte – encore très jeune, mais déjà très belle dans le genre fragile et délicat – noua ses bras autour de ses genoux remontés sous son menton et se mit à fixer les flammes.

Durant le silence qui suivit (une seule fois rompu par le futur vice-régent adjoint, qui déclara : « Eh, oui… »), Zakalwe contempla alternativement la jeune fille puis Keiver et songea – tandis que les bûches crépitaient et que les flammes écarlates dansaient dans l’âtre – que tout à coup, les deux jeunes gens ressemblaient beaucoup à des statues.

Ne serait-ce qu’une seule fois, se dit-il encore, j’aimerais bien savoir de quel côté je suis dans cette histoire. Me voilà coincé dans cette absurde forteresse, véritable malle au trésor et camp de concentration pour nobles – si tant est qu’ils aient quelque chose de noble, songea-t-il en regardant Keiver –, exposés aux hordes du dehors (toutes griffes et corps à corps, force brutale et intelligence brute), à tenter de protéger le produit minaudant de privilèges millénaires, et je ne suis même pas sûr de bien faire sur le plan tactique ou stratégique.

Les Mentaux, eux, ne faisaient pas ce genre de distinction. Pour eux, il existait entre les deux une solution de continuité. Une tactique cohérente devenait une stratégie, et celle-ci se décomposait en un certain nombre de tactiques dans l’échelle mobile de leur algèbre morale dialectique. Toutes choses qu’ils n’essaieraient même pas de faire comprendre à un pauvre petit cerveau de mammifère.

Il se rappela ce que lui avait dit Sma très, très longtemps auparavant, à l’époque du recommencement (lui-même issu de tant de culpabilité, de tant de souffrance !) : que leur domaine de compétence était l’intrinsèquement fâcheux, domaine où les règles s’édictaient à mesure qu’on avançait et où, en outre, elles n’étaient jamais les mêmes ; un domaine où, de par la nature même des choses, on ne pouvait jamais rien connaître ni prédire, ni même juger, avec un tant soit peu de réelle certitude. A priori on trouvait cela bien élaboré, bien abstrait ; on y voyait un défi à relever. Mais en fin de compte, dans les faits on se retrouvait tout simplement confronté à des individus et à des problèmes.

Cette fois-ci, c’était cette fille, par exemple. À peine plus qu’une enfant, et prise au piège de ce vaste fort en pierre avec le reste de l’élite (ou de la lie, selon le point de vue), où elle mourrait ou survivrait, selon qu’il donnerait de bons ou de mauvais conseils, et selon que ces clowns sauraient ou non les suivre.

Contemplant son visage éclairé par les flammes, il éprouva certes un vague désir (elle était séduisante), et une sorte d’instinct de protection tout paternel (elle était si jeune, et lui, malgré les apparences, si vieux !), mais aussi quelque chose de plus. C’était… quoi donc ? Une lucidité nouvelle. Brusquement, il avait conscience que cet épisode constituait en fait une véritable tragédie ; la violation de la Règle, la dissolution du pouvoir et des privilèges ainsi que de tout l’appareil – complexe, mais mal équilibré parce que trop lourd au sommet – que représentait cette enfant.

La crasse et la boue, le roi plein de puces. Pour avoir volé, on était mutilé ; pour avoir eu de mauvaises pensées, c’était la mort. Le taux de mortalité infantile était aussi astronomique que l’espérance de vie était faible, et les masses laborieuses, abominables, étaient inexorablement prises dans un écheveau conçu pour perpétuer la sombre domination de l’instruit sur l’ignorant (et le pire, c’était encore l’aspect structurel de tout cela, la répétition et, en une foule d’endroits différents, les variations multiples et variées sur un même thème, celui de la dépravation).

Ainsi cette fille, à laquelle on donnait le titre de princesse. Allait-elle mourir ? La guerre tournait en leur défaveur, il ne l’ignorait pas ; et la grammaire symbolique qui offrirait à cette fille la perspective du pouvoir si la situation se redressait exigerait en retour son sacrifice si tout s’écroulait autour d’eux.

Le rang réclamerait son tribut ; la révérence obséquieuse ou le coup de poignard vicieux, selon l’issue de ce combat.

Brusquement, il la vit vieille dans la lueur dansante du feu. Il la vit enfermée dans quelque oubliette gluante, attendant, espérant, grattant ses croûtes, le corps couvert de poux, vêtue de toile à sac, la tête rasée, les yeux sombres et vides, la peau à vif… Il la vit enfin escortée un jour de neige vers le mur où on la clouerait à force de flèches ou de balles, ou vers la lame glaciale de la hache à laquelle il lui faudrait faire face.

Mais peut-être était-ce une vision trop romantique. Peut-être y aurait-il plutôt une fuite éperdue vers un quelconque refuge, un exil solitaire et amer qu’elle passerait à devenir vieille et usée, sénile et stérile, à se remémorer indéfiniment des temps anciens de plus en plus auréolés de gloire, à présenter des requêtes vouées à l’échec, et à espérer le retour ; alors, inévitablement, elle deviendrait une chose inutile mais choyée, comme le voulait son conditionnement, mais sans jouir d’aucune des compensations que son éducation et son rang lui auraient permis d’escompter.

Tandis que l’envahissait la nausée, il vit qu’en fait cette fille ne signifiait rien. Elle n’était qu’un élément dépareillé dans le fil d’une autre histoire qui (avec ou sans l’impulsion discrète et soigneusement évaluée que lui donnait la Culture pour l’orienter dans ce qu’elle considérait comme la bonne direction) finirait de toute façon par aboutir à des temps moins difficiles permettant une vie meilleure pour le plus grand nombre. Mais pas pour elle, supputa-t-il ; pas pour l’instant.

Née vingt ans plus tôt elle aurait pu espérer faire un bon mariage, hériter de terres productives, avoir ses entrées à la cour et mettre au monde des fils robustes, des filles douées… Vingt ans plus tard, elle aurait sans doute trouvé un mari astucieusement commerçant, ou bien – dans l’improbable éventualité où cette société si sexiste prendrait si vite ce chemin-là – elle aurait fait sa vie par elle-même, que ce soit dans les milieux intellectuels, les affaires ou les bonnes œuvres, pourquoi pas.

Mais pour elle, le sort plus probable était la mort.

Dans la tour d’un immense château bâti sur un escarpement qui se détachait sur les plaines enneigées alentour, un château majestueux et assiégé, bourré à craquer de tous les trésors d’un empire… Et lui assis là, devant un feu de cheminée, en compagnie d’une jolie princesse toute triste… Autrefois, je rêvais de me retrouver dans une situation pareille. Je l’appelais de mes vœux, j’aurais donné n’importe quoi pour la vivre. Elle me paraissait être l’étoffe, l’essence même de la vie. Alors, pourquoi ce goût de cendre dans ma bouche ?

J’aurais dû rester sur cette plage, Sma. Peut-être qu’en fin de compte, je me fais un peu trop vieux pour tout ça.

Il se força à détourner son regard de la fille. Sma disait qu’il avait tendance à toujours se sentir trop concerné, et elle n’avait pas tout à fait tort. Il avait fait ce qu’on lui avait demandé ; il serait payé et, quand tout serait terminé, après tout, il lui resterait encore à tenter d’obtenir l’absolution pour une faute commise dans le passé. Livuéta, dis-moi que tu me pardonneras.

— Oh !

La princesse Neinte venait de remarquer la démolition du siège en sangbois.

— Eh oui, fit Keiver en s’agitant sur son trône, mal à l’aise. C’est… Euh… Eh bien… C’est moi, je le crains. Vous appartenait-il ? Ou à votre famille, peut-être ?

— Oh non ! Mais je le connaissais ; il était à mon oncle, l’archiduc. Il se trouvait dans son pavillon de chasse. Il y avait une énorme tête d’animal accrochée juste au-dessus. Je craignais toujours de m’y asseoir, parce que j’avais rêvé que la tête tomberait un jour ; une défense allait s’enfoncer en plein dans ma tête, et j’allais en mourir ! (Elle regarda les deux hommes tour à tour et émit un petit rire nerveux.) Comme j’étais bête, n’est-ce pas ?

— Ha ! fit Keiver. (Tandis que Zakalwe les regardait tous les deux, frissonnant. Et essayait de leur sourire.) Ma foi, reprit-il en riant, vous devez me promettre de ne rien dire à votre oncle, ou je ne serai plus jamais invité à ses chasses ! (Il rit encore plus fort.) Qui sait ? C’est peut-être ma tête à moi qui finirait accrochée au mur !

La fille poussa un petit glapissement et porta sa main à sa bouche.

(Il détourna les yeux, en proie à un nouveau frisson, puis jeta un bout de bois dans le feu ; il ne devait jamais se rendre compte que, loin d’être une bûche, ce qu’il venait de donner en pâture aux flammes était en fait un morceau du siège de sangbois.)

L Usage Des Armes
titlepage.xhtml
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_041.html
Banks,Iain M.-[La Culture-2]L'usage des armes(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_042.html